mardi 28 juin 2011

La vie offerte d'Agnès de Nanteuil - Présent

Christophe Carichon est docteur en histoire et chercheur associé au Centre de recherche bretonne et celtique à Brest. Il nous offre un portrait, une tranche de vie, un destin. Celui, particulièrement exemplaire, d'une jeune Française de 21 ans, en ces temps de guerre où la médiocrité n'était pas de mise. En deçà du destin d'Agnès de Nanteuil, c'est le tableau d'une petite ville bretonne à l'heure de l'Occupation. Le souci d'historicité ne gâche en rien l'émotion qui s'en dégage.

Alors, qui vous a conduit à cette vannetaise de 21 ans, morte à l'aube de la Libération, dans un train de déportation allemand ?!
La Providence! Je travaillais alors à la rédaction de mon doctorat en histoire consacré au scoutisme en Bretagne. De passage à Vannes pour inventorier un fond d'archives chez un ancien chef scout, je suis tombé sur des documents émanant du scoutisme clandestin breton. Parmi les documents, il y avait la fiche d'inscription d'une jeune cheftaine aux yeux clairs à un Camp école préparatoire (CEP) des Scouts de France : Agnès de La Barre de Nanteuil. Le document datait de 1942 : Agnès avait alors 20 ans. J'ai voulu en savoir plus. Je suis rentré en contact avec la famille d'Agnès et j'ai vu qu'il y avait alors matière à faire une biographie de cette courte vie.

En 1946, une équipe de guides aînées prenait son nom. En 2002, c'est une promotion d'élèves officiers de l'Ecole militaire du corps technique et administratif (EMCTA) qui la prend comme marraine... il y a une aura réelle !
Agnès de Nanteuil était une jeune fille vraiment rayonnante. Depuis la sortie du livre en octobre dernier, j'ai rencontré plusieurs personnes l'ayant connu. Toutes soulignent, sa gentillesse, sa charité, son attention aux autres et sa grande foi. À un scout qui prononce sa promesse en pleine guerre, elle prend soin d'aller lui porter une photographie de l'événement; à ses amies et ses élèves, elle glisse des petits dessins pour des anniversaires ou autres occasions ; avec ses compagnes   de prison elle est la première à plaisanter et à chanter alors même qu'elle revient des séances de torture de la Gestapo de Rennes ; lors de son dernier voyage, mourante, c'est encore elle qui rassure les autres déportées. A 14 ans, elle s'était choisie une devise : « Tout pour les autres et rien pour moi. » Elle n'y a pas dérogé.

Tout le début de votre livre est consacré à l'ascendance d'Agnès de Nanteuil. C'est un peu un « profil-type » de l'époque : deux milieux sociaux, mais tous deux foncièrement catholiques ?
La génération spontanée n'existe pas ! Agnès est devenue ce qu'elle est car elle a recueilli l'héritage de ses ancêtres : grands Français et grands chrétiens. Côté paternel une antique famille normande de vieille noblesse d’épée : les La Barre de Nanteuil ; côté maternel, une grande famille parisienne s'il en est : les Cochin. Agnès est la petite fille d'Henri Cochin, député du Nord et la petite nièce de Denys Cochin, député de Paris et ministre ; elle est aussi la cousine d'Augustin Cochin, le grand penseur contre-révolutionnaire mort pour la France en 1916. Dans les deux cas, on sait s'engager pour la France mais aussi pour sa foi au mépris du respect humain. Un Nanteuil meurt à 20 ans pour défendre les États pontificaux en 1860. Plus tard, Denys Cochin accueillera l'archevêque de Paris dans son hôtel particulier de la rue du Bac au moment de la spoliation des Inventaires en 1906.

C'est le terreau, vous le dîtes, de la première Résistance, celle qui sortait du cœur. Avaient-ils une pensée politique ou se battaient-ils simplement pour « sauver la France » ?
Cette première résistance n'a pas, au début, d'idéologie politique. Bon nombre sont de droite traditionnelle comme le colonel Rémy par exemple. Leur objectif est de chasser l'occupant : un point c'est tout. Et puisque De Gaulle incarne la Résistance, ils suivent le général.

La résidence vannetaise des Nanteuil est rapidement devenue un centre actif. Les allées et venues ne manquent pas. Que font exactement Agnès et sa famille pour la Résistance ?
Le 35 rue Jeanne d'Arc à Vannes, résidence des Nanteuil, devient en effet un centre de la résistance bretonne à partir de 1943. L'âme de cette résistance est la mère d'Agnès : la vicomtesse Sabine de Nanteuil (le père d'Agnès est mort pendant la guerre de maladie) qui a rejoint le réseau Libération-Nord. Malgré les risques énormes, la famille accueille à son domicile les jeunes réfractaires au Service du travail obligatoire (STO) en Allemagne pourchassés par la Gestapo et des évadés du camp de prisonniers. Plus tard, Sabine de Nanteuil monte une filière d'évasions d'aviateurs alliés descendus en France. Plusieurs dizaines de pilotes seront ainsi exfiltrés vers l'Angleterre. C'est en 1943 qu'Agnès devient agent de liaison pour les grands chefs de la résistance bretonne. Elle sera à son poste jusqu’en mars 1944, date à laquelle elle est arrêtée.

Il y a cet épisode très émouvant avec ce bout de papier griffonné par Agnès et qu'un ancien combattant a gardé jusqu’a sa mort, survenue récemment.
Oui le squadron leader néo-zélandais Johnny Checketts a raconté dans ses souvenirs parus en 2007 comment Agnès et son amie Marie Lavenant les cachèrent, lui et ses camarades, dans une ferme des environs. Il conserva en effet jusqu'à sa mort un papier sur lequel Agnès avait griffonné le célèbre poème du cardinal Newman : La colonne de nuée.

Vous parlez d'une « familiarité avec l'effort ». C'est indiscutablement le reflet d'une certaine génération qui passe de l'aisance à la gêne, sans aigreur, sans ressentiment. On ne pleure pas. On ne se plaint pas. Agnès ne parlera pas lorsqu'elle sera arrêtée par la Gestapo?
A l'époque, dans les familles catholiques, on suivait avec joie et rigueur les temps d'abstinence de l'Avent et du Carême, on jeûnait souvent : les vendredis de l'année, les quatre-temps... Agnès fait des efforts, offre ses sacrifices. À 14 ans, elle se prive de bonbons et de chocolat, se force à manger des aliments qu'elle n'aime pas, donne une partie de son argent de poche pour la paroisse. Il est bien évident que cette familiarité avec l'effort l'a aidé à tenir toutes les fois où elle a été torturée, une douzaine de fois, par la Gestapo.

Agnès de Nanteuil n'était pas une icône de sagesse. Mais si les fruits en sont certes, alors, plus difficiles à tirer, ils en sont souvent meilleurs. Quelle a été l'évolution de son sentiment religieux ?
Non en effet! Petite, on la décrit comme une « enfant volontaire, sûre d'elle-même, orgueilleuse, préférant mentir plutôt que de reconnaître ses torts. (...) entraînant les autres à la révolte ». Et puis la grâce des retraites annuelles, l’écoute pleine de compassion de deux directeurs spirituels  à Paris et à Vannes, sa capacité à se dominer et sa volonté à « tout donner pour les autres », ont fait ce qu'elle est devenue à 20 ans : une jeune femme généreuse prête à offrir sa vie pour son pays. Elle rêve de s'engager comme infirmière dans les unités de la France libre, s'enthousiasme pour Premier de cordée de Frison-Roche... Il y a chez elle, une réelle aspiration au don de soi.

Ce petit livre entame sa deuxième édition et une troisième édition est prévue pour le mois de mai je crois, pensez-vous que ce succès réponde à une aspiration qui soit autre chose que le simple plaisir de l'histoire ?
Les jeunes, et moins jeunes, ont besoin de vrais modèles pour avancer dans la vie. Agnès de Nanteuil, jeune, simple, active, femme d'oraison et d'action est un bel exemple de courage et d'abnégation. Elle est de la trempe de Tom Morel, le flamboyant lieutenant des Glières tombés à 29 ans ou de Mathurin Henrio, le plus jeune des Compagnons de la Libération exécuté par les Allemands à l’âge de 14 ans. La jeunesse de France pendant la guerre, n’a pas démérité, au contraire.

Avez-vous d'autres biographies en tête, d'autres projets de publication ?
Oui bien sûr. Mon prochain livre, qui sera aussi une biographie, raconte la vie extraordinaire d'un officier des services secrets français en Asie, Jean Deuve, parachuté au Laos en 1945. Il y restera 20 ans luttant contre les Japonais, les Chinois, le Vietminh et même les Américains pour préserver un bout de France en Extrême-Orient. Mais ceci est une autre histoire.

Propos recueillis par Marie Piloquet